Une feuille angoissée (Jonathan)

  



Lueurs du soleil. Brise printanière. Gazouillis chaotiques et à la fois parfaitement harmonieux. Je sens le soleil me réchauffer alors que je prends conscience, lentement, de mon existence. J’ignore ce qui m’a mené là, ni encore pourquoi et comment je suis arrivée là, mais voilà que je me trouve au bout de la branche d’un érable argenté. Je ne me sens pas seule; je suis bien entourée. Partout autour de moi, mes sœurs feuilles se tortillent et ondulent dans la brise d’un matin de printemps. Il n’y a encore que quelques jours, nous étions des bourgeonnes, encore loin des tracas de la vie, du vent, du bruit et des chevreuils téméraires qui essaient de nous croquer. Alors que je fais ma routine matinale d’étendre mes nervures au maximum pour une photosynthèse optimale, je surprends une conversation bien étrange. Ma voisine de branche raconte à sa voisine qu’à ce qu’il paraîtrait, les feuilles ne durent qu’une seule saison. Au début, elles sont petites, fragiles et elles atteignent leur apogée durant l’été, pour ensuite lentement dépérir, jusqu’à tomber et se décomposer. Pire encore! Il paraît que nous perdons nos couleurs. Rien à faire pour l’empêcher! Elle a entendu dire qu’une feuille du chêne d’en face s’était accrochée, usant de multiples stratagèmes, mais avait fini par être arrachée de sa branche pour finir échouée dans une montagne de victimes sur une bouche d’égout. Impossible de poursuivre ma détente matinale, je m’oblige à ne pas y penser et à papoter avec mes voisines.

Un mois s’est écoulé depuis l’éclosion qui me fit naître. Maintenant, je suis, aux dires de ma voisine, une grande et belle feuille d’un vert forêt qui fait frétiller les nervures des autres feuilles. De l’extérieur, vous avez affaire à une feuille complètement normale, même extraordinaire. Aucune tâche, aucune déchirure d’écureuil. De l’extérieur, je n’ai absolument rien à envier à mes voisines. Mais à l’intérieur, tout est différent. Depuis que j’ai entendu parler de ces histoires de feuilles qui tombent à la fin de l’été et qui cessent d’exister, je ne vais pas très bien. Je me dis que je devrais profiter de mes jours et me laisser bercer par le soleil, savourer ce cadeau et que j’ai de me trouver, en ce moment, dans un arbre, entourée de convives. Mais non, que voulez-vous, j’en suis incapable. Vais-je cesser d’exister? Pourquoi vivre si c’est pour finir en tas sur le bord d’un égout, à se changer en compost et à se faire oublier?  Ces pensées m’obsèdent et malgré tout ce que je fais pour me changer les idées, rien ne fonctionne. Lorsque je discute avec mes voisines de branche, je sens un décalage avec elles. Je jurerais que les autres feuilles sont simples d’esprit, qu’elles vivent leur vie sans penser à rien et qu’elles ne sont que des décorations, contentes et un peu sottes. Complètement hors de moi, j’en ressens même une frustration intense et profonde contre la vie et contre cette injustice. Pourquoi la vie? Pourquoi la mort? Pourquoi ce cycle qui crée pour, par la suite, détruire. La vie n’est-elle qu’une farce éphémère?

Au fil des jours, je commence à ressentir un changement, quasi imperceptible, dans l’air. Une certaine lourdeur s’installe. Des frissons parcourent mes nervures et je ne semble pas capable de me débarrasser de l’humidité qui oppresse ma surface. Est-ce que l’automne serait finalement là? La semaine dernière, l’érable d’en face a perdu le tiers de ses feuilles lors d’une rafale de vent. Heureusement, mon arbre était protégé. Malgré tout, je sens la fin qui me guette. J’en parle avec mes sœurs, et elles me disent que je me fais de la mauvaise sève, et que je devrais plutôt profiter des belles couleurs qui nous entourent. Même que certaines d’entre elles portent déjà fièrement une robe orangée. Je dois avouer que leurs couleurs sont belles. Moi, je refuse de changer. Je me dis que si je reste verte, je ne tomberai jamais. Puis, quelques semaines plus tard, alors que la plupart de mes voisines sont parties dans un coup de vent, avec une sérénité dans leur expression pour certaines, et une angoisse pour d’autres, je me sens épuisée. Toujours aussi verte, la seule même de tout l’arbre à être restée verte, je m’agrippe aussi fort que possible à ma branche, maudissant l’automne, refusant la fin de mon histoire. Si on ferme un livre avant la fin, est-ce que ça empêche le dénouement de l’histoire? Mais je commence à sentir mes forces me quitter. J’aurai passé ma vie à avoir peur d’un événement qui, pour finir, aura le dessus et m’emportera comme il a emporté toutes mes voisines.

Lors d’une bourrasque particulièrement forte, épuisée, je sens un « crac ». Je me détache. La panique m'envahit et à ce moment, où j’ondule violemment et où tout se bouscule autour de moi, je n’ai qu’une pensée : Je ne suis pas prête, j’ai peur.

Je ne suis pas prête, j’ai peur.

J’ai peur.

J’ai peur J’ai peur J’ai peur J’ai peur.

Le haut devient le bas; le bas devient le haut et dans une vrille incessante où se côtoient panique, angoisse, tristesse, colère et indignation, la fatalité m’atteint et je termine ce ballet aérien chaotique sur le plancher feuillu d’un parc. Je prends connaissance de mon entourage; je ne reconnais aucune feuille dans la foule sur laquelle je gis.

Lentement, au fil des jours, la panique s’estompe et je regagne mes moyens. Je note la texture du sol et les sensations que celui-ci me procure. Une fourmi farceuse vient me rendre visite et me chatouille de ses mandibules. En opposition à la frénésie d’être une feuille battant au vent, accrochée à un arbre, je réalise que la vie au sol, immobile, n’est pas comme je me l’étais imaginée. Une certaine lenteur se fait sentir.

Le repos arrive finalement, sur ce sol où gisent des milliers de feuilles, comme moi, qui auront vécu le temps d’un été. Nos souvenirs, nos espoirs, nos aspirations, nos joies et nos peines demeurent en nous, alors que la lente décomposition de nos cellules se met en branle. Les jours et les semaines passent, et ma structure est de moins en moins celle d’une feuille. Des bouts me sont empruntés par des insectes, par des oiseaux et par des petits animaux qui en ont un grand besoin pour se préparer à l’hiver. Ça ne me dérange pas vraiment, si mes cellules et ma matière organique peuvent tenir au chaud leurs bébés, ça me fait plaisir. Je réalise que ce qui m’a fait tant souffrir et angoisser n’est vraiment pas si pire que ça. Avec une paix intérieure, je me donne et m’offre à la vie grouillante autour de moi. C’est même très enrichissant et épanouissant de voir que j’ai une fonction. Ma vie avait un sens pour l’arbre qui se nourrissait par moi, et ma sénescence a un sens tout aussi important pour ces bébés pour lesquels je donne volontairement de la matière, ainsi que pour les champignons qui empruntent un peu de moi pour leur propre développement. Il ne reste pratiquement plus rien de la feuille verte et ravissante. Pourtant, je sens que j’existe partout. Une noirceur et une froideur bienveillante m’emportent, alors que, satisfaite et heureuse, je réalise que l’aventure de la vie, c’était pas si mal finalement! - Fin

Épilogue – pour ceux et celles qui veulent des histoires qui finissent bien

Lueurs du soleil. Brise printanière. Gazouillis chaotiques et à la fois parfaitement harmonieux. Je sens le soleil me réchauffer alors que je prends conscience, lentement, de ma nouvelle existence. J’ignore ce qui m’a mené là, ni encore pourquoi et comment je suis arrivée là, mais voilà que je me trouve au bout de la branche d’un bouleau blanc. Je ne me sens pas seule; je suis bien entourée. Partout autour de moi, mes sœurs feuilles se tortillent et ondulent dans la brise d’un matin de printemps. Il n’y a encore que quelques jours, nous étions des bourgeonnes, encore loin des tracas de la vie, du vent, du bruit et des chevreuils téméraires qui essaient de nous croquer. Alors que je fais ma routine matinale d’étendre mes nervures au maximum pour une photosynthèse optimale, je me rappelle l’été passé, alors que j’étais dans un érable. Je réalise qu’après l’automne et sa chute, qu’après l’hiver et le compostage, le printemps revient, dans ce cycle éternel qu’est la vie. Je comprends enfin la sérénité qui habitait mes sœurs feuilles : elles savaient. Maintenant, je sais que la chute n’est pas la fin, et qu’elle n’est qu’une étape transitoire. Je n’ai plus peur. Je suis prête à apprécier la vie dans toute sa simplicité, réalisant que je m’inscris dans une structure plus grande que moi, mais pour laquelle mon utilité est indéniable. – Fin de l’épilogue


Jonathan


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