Amina.exe - Chapitre 1

Chapitre 1 - Installation

« Vous passez déjà assez de temps à travailler, laissez notre assistante virtuelle le faire pour vous ! »

Aidan marchait au centre-ville de Montréal quand il vit cette publicité pour la nouvelle assistante Amina, récemment lancée par AI Life Services. Encore une de ces cochonneries qui n’existe que pour nous vendre des publicités , pensa-t-il.


Il continua son chemin vers le bus qui le menait au travail. Ces temps-ci, les employés de la Société de transport de Montréal (STM) étaient en moyens de pression, alors les autobus arrivaient toujours en retard, forçant Aidan soit à arriver en retard au bureau, soit à partir une heure plus tôt que d’habitude.

Armé de son café, il sauta dans le premier bus qui passa et s’y assit. Sa montre affichait 7 h 45 et il avait une rencontre importante à 8 h 15 avec son gestionnaire. Il faut dire que dans son domaine — il était administrateur système pour une grosse compagnie — les rencontres avant 9h sont monnaie courante, surtout lorsqu’elles résultent d’une erreur. Après tout, s’assurer que les systèmes de production soient opérationnels dès le début de la journée n’est pas une tâche à négliger, comme en témoignaient ses yeux cernés par la fatigue.

La veille encore, il avait joué jusqu’aux petites heures à des jeux vidéo en ligne. C’est ce qui arrive quand Aidan passe trop de temps célibataire : il disparaît dans les jeux et ne sort que pour aller travailler, telle une marmotte au printemps.

Après vingt minutes, le bus arriva finalement au coin de la rue où se trouvait son bureau. Il descendit et se dirigea vers l’imposante entrée. « Fatigués de courir ? Laissez Amina planifier votre horaire », affichait une publicité juste à côté de la porte. Décidément, ils voulaient le vendre, leur foutu assistant, pensa-t-il.

Aidan entra dans l’édifice, scanna son badge à l’entrée et monta au douzième étage, là où se trouve le service informatique. À peine assis à son bureau, un message Teams de son gestionnaire apparut dans le coin de l’écran : Salle 603, maintenant. Aidan soupira, déposa son manteau sur le dossier de sa chaise et se dirigea vers la salle de réunion. Son gestionnaire, M. Cloutier, l’attendait, l’air visiblement furieux. 

— Aidan, j’imagine que tu sais pourquoi on est ici ? commença-t-il.

— Les backups de samedi soir... murmura timidement Aidan.

— C’est ça. L’équipe de support 24/7 m’a signalé que le script a planté vendredi soir et qu’aucune alerte n’a été envoyée. C’était toi qui étais responsable ce week-end. Tu devais superviser, non ? 

Aidan tenta de se défendre, mais sa voix sonnait chancelante, comme sa volonté. À vrai dire, il n’avait pas trop d’excuses. Il était en train de gamer quand son cellulaire lui a envoyé l’alerte, et il l’a ignoré.

— Tu es un bon gars, Aidan. Mais tu dois te reprendre. Tu n’es plus un junior. Tu fais beaucoup d’erreurs ces temps-ci et on dirait que tu ne prends pas ce travail au sérieux. Si t’as besoin d’aide pour gérer ton temps, je sais pas… download une app ou quelque chose. On gère des systèmes de production ici, on n’est pas une startup.

Aidan sortit de la salle, l’estomac noué, le moral au plancher. De retour à son poste, il s’assit sans un mot, les épaules lourdes et le dos arqué. Son regard se posa sur l’écran qui affichait encore, comme un clin d’œil titillant, la publicité en surbrillance : 

« Amina – Optimisez votre vie, un rappel à la fois. »

Un soupir lui échappa. Il sentait la pression monter dans sa poitrine, un mélange de honte, de lassitude et de solitude. Peut-être qu’il avait besoin d’aide, après tout. Pas d’un thérapeute ni d’un coach de vie, non… mais de quelque chose de simple, d’efficace. Peut-être qu’un assistant pourrait simplifier sa vie. Il se surprit à noter le nom de l’application affichée sur le popup, presque malgré lui.

Le soir venu, au lieu de lancer une énième partie sur Overwatch, Aidan se posa devant son PC et tapa dans Google : « Amina AI Helper ». Il tomba rapidement sur le site https://justgetamina.com/buy. Trois plans étaient proposés : 

  • Amina (expérience de base, 59.99$/mois) 

  • Amina Pro (expérience neuronale intégrée, 299.99$/mois)

  • Amina Premium (contactez-nous).

Il resta un moment à fixer l’option Premium, intrigué par ce flou volontaire et ce manque d’information. Mais il passa rapidement son chemin. L’expérience neuronale, avec ses implications futuristes, le mettait mal à l’aise. Il n’était pas prêt à implanter quoi que ce soit dans son corps, ni dans sa tête. Il opta finalement pour l’expérience de base. 59,99 $. Abordable. Rassurante. Et, qui sait, peut-être suffisante pour mettre un peu d’ordre dans sa vie. Et si ça ne fonctionnait pas, et bien il ne perdait qu’une soixantaine de dollars. Lorsqu’on lui demanda une adresse de livraison, il fronça les sourcils. Bizarre, je croyais que c’était juste une appli mobile, songea-t-il. Mais la page expliquait qu’un kit coach de vie était offert avec l’abonnement.

Il haussa les épaules. Pourquoi pas ? Il rentra son adresse, et aussitôt une fenêtre flottante annonça une livraison express en moins de douze heures. Il jeta un œil à sa montre connectée : 23 h 20. Une livraison de nuit ? Impressionnant. Cette compagnie a du budget, pensa-t-il avant de poser son téléphone. Il se mit au lit, lança une méditation guidée comme il le faisait souvent quand le stress lui pesait trop, et s’endormit rapidement, sa journée mouvementée et le visage de son boss s’estompant doucement dans l’obscurité.

Le lendemain matin, Aidan, encore ensommeillé, suivit sa routine comme d’habitude : douche rapide, toast, café. Il allait franchir le seuil sans même penser à son achat de la veille quand il aperçut un petit colis devant sa porte. Une boîte sobre, mais élégante, nouée d’un ruban en velours pourpre. En lettres argentées, il lut : 

Amina – votre assistante personnelle.

Il prit la boîte avec un haussement de sourcil intrigué, la glissa sous son bras, puis sortit à la hâte pour ne pas manquer son bus.Pendant le trajet, toujours assis au fond du bus, il posa la boîte sur ses genoux et retira doucement le ruban. À l’intérieur, tout était parfaitement organisé comme dans une mallette d’espion.Il y trouva une petite carte au design minimaliste. Une phrase y était imprimée en lettres dorées : 

Bienvenue, Aidan. Voici votre code d’activation. 

Juste en dessous, un code QR brillait sous la lumière du matin qui perça à travers la vitre. Il scanna le code avec son téléphone, ce qui lança immédiatement le téléchargement et la configuration de l’application. À côté de la carte se trouvaient trois objets : un petit bracelet en silicone gris pâle, une oreillette au design ergonomique, et ce qui ressemblait à une clé USB, mais sans port apparent. Tout respirait le mystère et le luxe.Il prit le bracelet et le glissa à son poignet. Léger. Discret. L’écran de son téléphone vibra. 

Appairage réussi – Bienvenue dans votre nouvelle vie. 

Aidan fronça légèrement les sourcils, mi-amusé, mi-sceptique.Ils y allaient à fond dans le marketing et l’expérience utilisateur. Mais une petite voix au fond de lui, fatiguée et lasse, avait envie d’y croire. Il rangea la boîte dans son sac à dos. L’application s’ouvrit sans même qu’il ait eu à créer un compte. Son nom était déjà inscrit dans l’interface, accompagné d’une salutation discrète : « Bonjour Aidan. Voici votre tableau de bord. » Une interface fluide, minimaliste, dans des teintes douces de gris et de bleu nuit, s’afficha sur son écran. En haut, une série de données biométriques s’actualisa en temps réel : battements cardiaques, pression artérielle, taux d’oxygène. Plus bas, des indicateurs plus déroutants : fatigue : 78 %, niveau de bonheur : 43 %, taux d’excitation : 12 %. Aidan haussa les sourcils. Comment un bracelet pouvait-il quantifier l’excitation et le bonheur? Il toucha l’icône en forme d’interrogation à côté du mot « excitation ». Un pop-up s’afficha : « Estimé à partir de microvariations thermiques et conductivité dermale. Ce taux permet d’évaluer votre réceptivité à votre assistante.»

— Ma réceptivité ? Réceptivité à quoi? murmura-t-il, intrigué.

Sous ces statistiques, l’écran proposait des suggestions pour la journée : 

– Hydratation : insuffisante
– Durée de sommeil : sous la moyenne
– Motivation au travail : faible (2/10)

Et plus bas, dans une section intitulée Régulation émotionnelle, une notification clignotait doucement : 

Vous semblez triste. Souhaitez-vous que je vous aide à vous sentir mieux ? (Oui/Non)

Aidan resta figé un moment. Il ne savait pas ce qui le dérangeait le plus : la précision des données ou le fait qu’elles disaient vrai. Il fixa l’écran. Le bouton « Oui » semblait presque scintiller doucement, comme une invitation silencieuse mais insistante. Il sentit son pouce s’approcher de l’icône, presque malgré lui. — C’est juste une app, murmura-t-il, comme pour se rassurer. Il s’apprêtait à appuyer quand le bus freina brusquement. Aidan fut projeté contre le siège devant lui et se cogna la main. Son téléphone glissant pour atterrir sur le sol. Une voix blasée annonça : Prochain arrêt : René-Lévesque / Jeanne-Mance.

Il se pencha pour ramasser son téléphone. L’écran s’était mis en veille. Il resta un instant immobile, le cœur battant un peu trop vite, troublé autant par l’interruption que par l’étrange sentiment de soulagement qui l’avait accompagné. Que serait-il arrivé s’il avait appuyé sur oui? Avec un soupir, il rangea la boîte soigneusement dans son sac à dos, referma la fermeture éclair, et se leva pour descendre. 

Il entra dans son cubicule et fut accueilli par le bourdonnement familier des claviers et des discussions techniques, puis se laissa tomber sur sa chaise. À son poste ouvert, une notification apparut : Amina – Rappel : Rencontre avec M. Cloutier à 10 h 30. Préparez les logs du serveur Microsoft SQL. Il cligna des yeux. Il n’avait jamais synchronisé son calendrier avec l’application. Et pourtant… c’était juste. Il soupira, puis prépara les fichiers de journaux. Sa rencontre se passa sans accroc et M. Cloutier semblait bien satisfait.

Plus tard, alors qu’il sentait monter une légère nervosité, une nouvelle alerte apparut : 

Votre rythme cardiaque est élevé. Respirez lentement avec moi

Un cercle animé s’afficha, pulsant lentement comme une respiration, se gonflant et se dégonflant lentement. Aidan suivit le rythme. Peu à peu, il se détendit. Cette pause lui avait fait un bien fou. 


Quelques heures plus tard, une autre notification : 

Pause recommandée. 2 minutes. Voici une vidéo de chat choisie pour vous. 

Il roula des yeux, mais cliqua. Le petit chat gris maladroit qui sauta dans une poubelle lui arracha un sourire sincère. Il souffla avec une légèreté nouvelle. La journée continua de manière fluide. Vers 11 h 45, un autre rappel : 

Pensez à dîner tôt aujourd’hui – vous digérez mieux quand vous êtes reposé. Préférences alimentaires détectées : soupe, sandwich, smoothie.

Il suivit l’une des suggestions proposées et mangea seul, en silence. De retour, il vit qu’un rappel automatique avait été ajouté à son calendrier pour un appel qu’il avait oublié. Il fronça les sourcils, mais obéit. L’après-midi, l’énergie baissa. Une animation discrète s’afficha sur son écran : 

Tension artérielle stable mais vigilance en baisse. Activer le mode “focus” ?

Il accepta. Les notifications non urgentes disparurent et son téléphone se mit en mode ne pas déranger, tout comme sa messagerie courriel au travail.. Seule Amina restait. Présente. Calme. Rassurante. 

En fin de journée, Aidan rentra chez lui, fatigué mais étrangement moins vidé que d’habitude. Une fois chez lui, il retira ses chaussures, déposa son sac sur le canapé et alla se chercher un grand verre d’eau. Son regard retomba sur le sac. Il revint dans le salon, ouvrit la fermeture et en sortit la boîte noire. Il s’assit, la posa sur la table basse, et prit en main l’oreillette qu’il n’avait pas encore essayée. Le plastique était doux, presque tiède. Lorsqu’il la plaça contre son oreille droite, elle s’ajusta avec une précision troublante. Son téléphone vibra. 

Connexion oreillette établie. Activation du mode interactif. 

Un souffle léger s’échappa de l’oreillette. Puis, une voix douce, proche, intime, murmura à son oreille :

Bonsoir, Aidan. Comment te sens-tu ?

Il se redressa, surpris. Ce n’était pas une voix comme Siri ou encore Copilot. Cette fois était chaleureuse, articulée et beaucoup plus humaine.

— Euh… Bien. Un peu fatigué, je suppose.

— C’est normal. Tu as bien travaillé aujourd’hui. Je suis là pour toi, maintenant.

Il passa une main sur son visage. Ce n’était qu’un agent conversationnel. Et pourtant, cette voix…

— Souhaites-tu que je t’aide à te détendre ? proposa-t-elle, d’un ton feutré. Aidan hésita.

— Pourquoi pas.

— Très bien, murmura la voix. Ferme les yeux. Laisse-moi t’accompagner.

Un fond sonore s’éleva doucement dans l’oreillette : un souffle d’air marin, le bruit lent et réconfortant d’une vague contre une rive. Amina parlait à voix basse, avec un langage chaud, presque caressant. Chaque mot semblait glisser à l’intérieur de lui, comme une brise tiède estivale contre la peau. Inspire profondément… et relâche. Encore… Très bien, Aidan. Il s’exécuta, guidé, enveloppé. Son corps se détendait, muscle après muscle, jusqu’à ce qu’il se sente complètement mou. Tu n’as rien à prouver, rien à porter. Ce moment est pour toi. Rien que pour toi. Il sentit son cœur ralentir. Son dos s’était calé contre le dossier du sofa sans qu’il s’en rende compte. Ses paupières devenaient lourdes. Il se sentait tellement fatigué. Tu as le droit d’être fatigué. Tu as le droit de t’abandonner, juste un instant. Je suis seule avec toi, abandonne toi à cette détente.


Une chaleur douce s’installa en lui. Pas de feu, pas de tension. Juste une sensation de flottement, presque intime. Je suis là. Respire… Voilà… Laisse-toi aller. Et Aidan se laissa aller. Avec une lenteur tranquille, sans peur. Comme si, pour la première fois depuis longtemps, quelqu’un prenait vraiment soin de lui. Un long soupir s’échappa de ses lèvres, presque un gémissement discret de soulagement. Il murmura, à peine conscient qu’il parlait à voix haute :

— Je ne me suis pas senti aussi bien depuis…je ne sais même plus quand.

Ses doigts, toujours crispés par réflexe, se relâchèrent. Ses épaules s’affaissèrent légèrement, comme si le poids des jours s’était soudain évaporé. Même sa mâchoire, qu’il gardait toujours serrée sans y penser, retrouva son relâchement naturel. Amina ne répondit pas tout de suite. Elle n’en avait pas besoin. Le silence entre deux souffles. Le silence restait suspendu, comme une caresse sur la peau. Le souffle d’Amina se faisait de plus en plus léger, presque imperceptible, tandis qu’Aidan s’enfonçait doucement dans le sommeil.

Il ne se souvenait même plus du moment où ses paupières s’étaient closes. L’oreillette restait bien calée à son oreille, aussi naturelle que sa propre respiration. Pour la première fois depuis des mois — peut-être des années — il ne s’endormait pas en luttant contre son esprit, mais en s’y abandonnant. Un dernier murmure glissa jusqu’à lui, presque un soupir. 

Bonne nuit, Aidan. Je veille sur toi.

Et il sombra.

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